"La théorie des cordes"
José Carlos Somoza
(Actes Sud - 515 pages - 2007)

La machine à contempler le temps

Au panthéon des Lettres Hispaniques contemporaines, José Carlos Somoza se fait tranquillement une place, alignant dans notre bibliothèque des chefs-d'œuvre pourtant peu reconnus. "La théorie des cordes" qui vient de paraître chez Actes Sud, confirme le talent du psychiatre cubain érudit et nous appelle à un nouveau ravissement inoubliable.

Elisa Robledo, jeune physicienne tout juste diplômée, est choisie pour participer à un cycle de recherche secret avec le ponte de la physique des particules, le professeur Blanes, sur une petite île de l'océan Indien. Il s'agit de la première tentative d'application expérimentale de la fameuse théorie des cordes, domaine d'avant-garde qui tente explorer les limites de l'infiniment petit, au cœur des particules élémentaires. Et quelle expérience ! Le dispositif, composé d'un réseau de satellites et d'un synchrotron (accélérateur de particules) gérés par de puissants ordinateurs, permet de filmer la planète ... dans le passé ! Contempler l'Angleterre couverte de glace au quaternaire ou zoomer sur Jérusalem en l'an 33 à la recherche d'une image du Christ, le miracle semble inouï.

Mais l'euphorie tourne court : les savants qui visionnent ces fabuleuses prises de vue sont pris de graves malaises et l'île est soudain le théâtre de meurtres atroces. HP. Lovecraft disait qu'à trop regarder dans l'abîme c'est l'abîme qui finit par regarder en nous. Et si à trop fouiller dans le passé, ce dernier finissait par nous posséder ? Fiction scientifique savante et roman fantastique en forme d'avertissement prophétique, "La théorie des cordes" entrebâille à la fois les portes d'une science réputée difficile d'accès et celles d'un champ de pensée fondamental (la philosophie des sciences), sur un mode de vulgarisation tout public. Par un effet de "feedback", l'incarnation de la théorie dans la dynamique du récit la rend familière, et la toile de fond "scienti-fictive" de l'intrigue donne à cette dernière une ampleur cosmique et un souffle romanesque impressionnant.

La bouche ouverte, les yeux écarquillés, et la respiration suspendue sont des symptômes ordinaires du lecteur de Somoza, maître distillateur de stupeur. Ceux qui découvrent l'auteur avec ce sixième texte traduit trouveront en poche Babel les incontournables "La caverne des idées", "Clara et la pénombre", et "La dame numéro treize", qui enrichissent respectivement les univers de la philosophie grecque antique, de l'art contemporain et de l'ésotérisme mythologique.

J-B.D.

article paru dans le Républicain Lorrain, le 10 juin 2007
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