"Histoire zéro"
William Gibson
(Au Diable Vauvert 2013 - 2013)

L'espion et les chiffons

Qui imaginerait sérieusement une histoire d'espionnage dont l'enjeu serait les secrets de fabrication d'une paire de jeans ? William Gibson l'a fait, et la lecture de son dernier roman changera à jamais votre regard sur la mode.

On ne présente plus William Gibson que pour dire qu'il n'est plus ce qu'il a été, et qu'il faut d'urgence décoller l'étiquette de "pape du cyberpunk" dont les médias ne cessent de l'affubler. L'auteur expliquait il y a une dizaine d'années qu'il avait cessé d'écrire de la science-fiction depuis que le futur avait rejoint le présent. Le Diable Vauvert ne s'y trompe pas qui publie en cette rentrée littéraire son roman "Histoire zéro" dans la catégorie "littérature". L'ouvrage, qui clôt une trilogie commencée avec "Identification des schémas" et "Code source" (parus chez le même éditeur en 2003 et 2007), mais peut être lu pour lui-même, nous replonge en territoire familier avec le retour de quelques personnages fétiches.

Hollis Henry, ex-star du rock et traqueur d'art underground, Milgrim, ex-junkie en rémission, et Hubertus Bigend, magnat belge de la pub passionné par l'innovation marketing et les technologies émergentes, partent en chasse. Ils cherchent à identifier le mystérieux styliste d'une marque fantôme de streetwear, les Chiens de Gabriel, tout en réunissant des informations sur le juteux marché des contrats de production des uniformes de l'armée américaine. Louvoyant à la frontière des mondes de la mode et de l'espionnage industriel, ils vont découvrir qu'un simple jean peut déchaîner de dangereuses passions, et que l'univers des chiffons et celui des militaires sont plus proches qu'on pourrait le penser.

Il y a de nombreuses lectures possibles de cette "Histoire zéro", et c'est sans doute la marque d'une authentique œuvre d'art. On y lira une exploration des zones liminales entre l'industrie militaire et le domaine de la stratégie marketing. On le vivra comme une immersion dans les coulisses du monde de la mode, ses angles morts, sa culture souterraine et son flagrant fétichisme. On y verra un essai naturaliste sur un certain nombre de technologies disponibles aujourd'hui (iPhone, drones commerciaux, Twitter) et l'usage qui peut en être fait (vidéosurveillance, repérage GPS, écoute à distance). On le feuillètera comme un cabinet de curiosité du XXIe siècle (à l'instar de l'hôtel privé minutieusement décrit dans le premier chapitre), un patchwork culturel multi-référentiel et hypertextuel qui conduira l'internaute curieux dans des territoires insoupçonnés. On décryptera une histoire de dépendances : l'addiction aux antalgiques dont se remet Milgrim, la curiosité qui dévore Bigend, celle des fashion victim, ou la triste dépendance à la consommation qui afflige les pays riches. On découvrira enfin un diagnostic impitoyable sur l'ère postmoderne, que résumerait le titre "Histoire : zéro", sentence lue comme l'énoncé d'une note attribuée au début de siècle, sanctionnant le constat d'une sortie de l'Histoire de l'homme occidental.

Les critiques anglo-saxons s'en sont donnés à cœur joie en 2010 à la sortie de l'ouvrage, et sa tardive traduction française n'attend plus que de nouveaux lecteurs pour de nouvelles lectures, de nouvelles analyses d'une œuvre inépuisable, comme l'est notre univers saturé de signes. La seule erreur impardonnable serait de lire ce roman comme un thriller de science-fiction et de focaliser sur son intrigue, sous peine d'une cruelle déception. Le "McGuffin" est un prétexte, pas une fin en soi, et Gibson l'a, il est vrai, quelque peu négligé, peut-être volontairement, vicieusement, pour finir sur une mise en abîme scélérate : "désolé, il n'y a pas d'histoire !"

Article paru (dans une version courte) le 25 août 2013 dans le Républicain Lorrain

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J-B.D.

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