"Fonds perdus"
Thomas Pynchon
Le Seuil Fictions & Cie, 2014

Le livre des profondeurs

New-York, entre deux floraisons des poiriers de Chine, du printemps 2001 au suivant. Maxine Tarnow est une ancienne experte anti-fraude, devenue enquêtrice indépendante, après la perte de son agrément pour avoir fourni à un client des tuyaux à la limite déontologique de sa profession. Un ancien ami, Reg Despard, cinéaste postmoderne qui tourne un documentaire dans les locaux de la société de sécurité informatique hashslingrz, nourrit quelques inquiétudes. La start-up de l'énigmatique Gabriel Ice est une des rares à avoir survécu à la récente explosion de la Bulle Internet, et Reg sent qu'on lui cache quelque chose.

L'enquête de Maxine la conduit à fréquenter une pléiade de personnages typiquement pynchonniens, parmi lesquels un hacker fétichiste du pied, deux nerds développeurs d'une interface pour le Web Profond, un agent de la CIA, d'inquiétants russes aux allégeances floues, un mafioso de pacotille et un neztective traquant les odeurs. Maxine mène de front son investigation et sa vie de mère juive de deux enfants, ses retrouvailles hésitantes avec son ex-mari, sa relation compliquée avec une soeur de retour d'Israël, et les aventures sexuelles qui lui tombent dessus plus qu'elle ne les choisit.

Ainsi s'organise le huitième roman de Thomas Pynchon, écrivain culte septuagénaire, légende du postmodernisme littéraire, dernier grand résistant à l'exposition médiatique dont on ne connait qu'une vieille photographie et une seule interview, arrachée par CNN à la suite dun odieux chantage à l'image.

Si la tragédie du 11 septembre est omniprésente, personnage en creux déterminant d'une époque transitoire, "Fonds perdus" est d'abord le roman du XXIe siècle et de l'Internet. Cette invention de la guerre froide, sensée protéger les réseaux de communication US d'une attaque nucléaire, ensuite développée et investie par une génération libertaire, se révèle au final une scène privilégiée où se donne à voir la nature de notre réalité. La réalité qui germe en 2001 et qui se déploie aujourd'hui n'est autre que le chaos induit par le triomphe de l'ennemi corrupteur : le capitalisme tardif.

En apparence plus accessible que d'autres, le dernier roman de Pynchon est aussi profond que le Deep Web qu'il explore. Le lecteur amateur surfera avec plaisir à la surface d'une passionnante histoire policière et sentimentale, tandis que l'exégète en aura pour des heures de relecture référentielle d'un hypertexte qui fait sans cesse écho au reste de l'oeuvre et à l'érudition vertigineuse d'un immense artiste.


J-B.D.

article paru dans Le Républicain Lorrain le 19 octobre 2014