"Artefact : Machines à écrire 1.0"
Maurice G. Dantec
(Albin Michel - 566 pages - en librairie le 23 août 2007)

Première Fiction : "Vers le Nord du ciel"

Lorsque la tour Nord du World Trade Center s'embrase sous l'impact de l'avion qui la transperce le 11 septembre 2001 à 8 heures 46 et quelques secondes, un homme sauve une petite fille de l'incendie et tente de quitter la tour avec elle, avant son effondrement. Le sauveteur est un homme venu des étoiles, originaire de la lointaine Alpha du Centaure, il est sur Terre depuis l'an Mil, c'est un Observateur qui explore l'humanité incognito pour le compte d'une corporation galactique extraterrestre, dont le Vaisseau-Mère se dissimule dans l'Anneau d'Astéroïde. Il est doté de pouvoirs extraordinaires dont le moindre n'est pas de capter la télévision du futur : ainsi connaît-il avec précision le déroulement du drame qui inaugure le XXI° siècle, et s'il est présent au 90ème étage de la tour à l'agonie, c'est pour en extraire la fillette. Mais d'étranges hommes en costume sombre les repèrent et les suivent.
La fuite verticale dans la tour condamnée se condense sur trois chapitres flamboyants, au plus près de la terrifiante réalité des derniers instants des victimes, puis débouche sur un road-movie horizontal étrangement serein et tout en nuances. La première fiction de ce roman est à la fois le portrait d'un extraterrestre (le narrateur) dont le regard porte sur mille ans d'histoire vécue, une histoire d'amour paternel, de sauvetage et de sacrifice, et la lecture poétique du désastre qui, avec les tours jumelles, a fracassé la civilisation humaine. Le polémiste Dantec s'est effacé devant la puissance d'une histoire toute simple. Abandonnant les longs exposés métaphysiques pour privilégier cette fois la contemplation de "la Beauté par la Grâce", dans une alternance de descriptions naturalistes et d'introspections lumineuses du narrateur, l'auteur entrelace tout en douceur l'histoire de la galaxie et l'histoire d'une naissance à l'amour humain, l'amour d'un père pour sa progéniture. Les derniers chapitres, dans une veine très dickienne, ouvrent la possibilité d'une réinterprétation de l'aventure.
Bien entendu, le conte fait sens et le lecteur de Dantec ne manquera pas d'y voir à la fois une variation sur la spéculation post-humaniste, et la transcription dans la fiction de l'expérience paternelle et spirituelle de l'auteur. A la fin de cette première partie, toujours sur fond de catastrophe générale, c'est l'espoir qui triomphe. Si le doute final laisse la place pour un choix du lecteur, invité à une réflexion sur la nature même de la vérité, le motif général de ce récit est celui de l'Ange, ou du Christ, tombé du ciel pour sauver l'homme, motif qui, on le verra, entrera en résonance avec la suite du roman.

Seconde Fiction : "Artefact"

La pièce centrale de ce roman en triptyque, nettement plus courte (83 pages) que les deux autres, est un bloc de littérature conceptuelle, une mise en fiction de l'idée même de fiction, où l'écriture et la création semblent être les personnages principaux.
Un homme sans mémoire, sans souvenir mais doté d'un langage, se réveille dans une maison en Italie, avec une mystérieuse valise contenant une vieille machine à écrire et un bloc de feuilles vierges. Sur la première feuille, juste un titre : " L'artefact". Lorsqu'il se réveille le second jour de son étrange aventure, l'homme s'aperçoit que quelques feuillets ont été couverts de mots imprimés. Ces mots racontent sa première journée dans la maison. L'homme en est certain, c'est lui qui a écrit ces pages, sans doute pendant la nuit, peut-être au court d'une crise de somnambulisme. Le texte se poursuit ainsi, chaque chapitre étant la narration d'une journée, réalisée à l'insu du narrateur lui-même. Mais le processus ne tarde pas à se transformer, et l'amnésique plonge dans une expérience ahurissante qui l'entraîne au plus profond de lui-même, à la découverte de l'être-écriture qui fait sa singularité.
Comme au cœur de son roman "Cosmos Incorporated" (Albin Michel, 2005), MG. Dantec nous invite à nouveau à l'escalade d'une paroi verticale de la pensée. Ses thèmes et ses références théologiques et métaphysiques réinvestissent le terrain de la fiction et nous proposent un nouveau défi de lecture. Entre littérature expérimentale et transcription narrative d'une révélation ontologique, cette seconde partie est à la fois complexe et lumineuse. L'effort fourni est cependant récompensé au dernier chapitre, qui dissipe la stupeur et la perplexité installées chez le lecteur, en révélant les tenants et aboutissants de la difficile expérience de fiction ontologique qu'il vient de vivre.
Les détracteurs de la complexité de Dantec vont s'en donner à cœur joie, et force est de constater que cette expérience de lecture est destinée à un lecteur au bagage intellectuel et à la volonté cognitive hors du commun. Il est ici question de Trinité divine et hypostatique, de spéculation sur le cerveau et le code ADN, de connaissance de Dieu et d'exploration de l'âme humaine. On comprend alors que le roman tout entier, construit en triptyque, reprend ce motif de la Trinité, et le lecteur se demande quel rôle a joué, à son insu, la première fiction (si simple en apparence) dans cet étrange dispositif. Le motif de l'Ange de la première fiction est-il à rapprocher de celui de l'Homme, dominant cette partie? La lecture de la dernière partie commence donc avec cette question sur ce qui a été lu et ce qui reste à lire, comme dans un parcours initiatique : l'adepte découvre au présent que le passé est en constante relecture à la lumière des nouvelles révélations, et le futur enrichi de nouvelles attentes. Le lecteur n'est plus le même, et pressent qu'il aura encore changé à la toute fin de l'expérience.

Troisième Fiction : "Le Monde de ce Prince"

C'est explicitement la figure du Diable qui inspire la troisième partie du roman. Une sorte de psychopathe, après avoir incendié les locaux de plusieurs médias québécois, commet d'atroces meurtres qu'il filme et met en ligne sur le web, à l'adresse www.welcometohell.world. Il accompagne ces retransmissions de communiqués envoyés aux autorités, et qui forment le texte que nous lisons. L'exterminateur se présente comme le frère du Diable, son intérimaire, son remplaçant, pendant que ce dernier est en vacances. Il enlève des hommes et des femmes et les soumet à des pièges diaboliques, d'abominables tortures qui les condamnent à une mort atroce. La liste de ses victimes est très ciblée : plus que de véritables monstres, bourreaux ou terroristes, ce sont les second couteaux du crime qui l'intéressent. Un politicien pro-islamiste, les membres d'une secte, la femme complice d'un pédophile meurtrier, un nazi et un black antisémite, un acteur connu pour sa violence gratuite, puis des gens de moins en moins coupables, de plus en plus nombreux. Les machines-pièges ignobles auxquels ils sont confrontés sont décrits minutieusement, avec une précision qui confine à la complaisance sadique. Le Diable est dans les détails. Mais ce frère du Diable, qui est-il vraiment?
On reconnaît au passage les ennemis familiers de l'auteur, ceux qu'il a vomi dans "American Black Box", et on parvient sans difficulté à identifier derrière les personnages fictifs des figures récurrentes de l'actualité. On comprend que le propos du frère du Diable n'est pas de faire justice, de punir, mais de pousser à bout une logique initiée par les humains eux-mêmes. On approche au plus près le mystère du Mal, du Diable comme "dia-bolein", dualité en mouvement, et on l'associe avec la perversité de la Technique, de la Mécanique qui piège notre monde.
Le texte est violent et inquiétant, déséquilibré par l'espace réservé à l'horreur et sa description mécanique. Il s'agit pour l'auteur de mettre en lumière le processus de la dualité diabolique, face à divine Trinité qui est à la fois le thème de la second partie et le motif global du roman. La forme en triptyque de l'ouvrage trouve alors tout son sens : l'Ange et le Diable, au début et à la fin, sont les deux pôles qui déterminent l'Homme, point nodal de la machinerie universelle.

Conclusion

Le roman "Artefact" révèle une architecture littéraire bien conçue, c'est une arme de précision, une pensée conséquente qui articule les obsessions politico-sociales de l'auteur, sa réflexion et son expérience ontologique, et sa volonté d'élaborer une théorie de la littérature qui prenne place dans une théorie du Monde. Les trois textes sont des "machines à écrire" (sous-titre du roman) dans l'âme et l'esprit du lecteur, des substances actives qui colonisent le cerveau et engagent un travail de maturation, qui se poursuit longtemps après la lecture.

La lecture d'"Artefact", à part la première fiction, est évidemment assez ardue. Les amateurs d'une SF complètement enclose dans une "histoire" passeront leur chemin. Dantec est définitivement sorti du mainstream, il est à des années-lumière de la lecture de divertissement. Il est parti dans les étoiles. Le suive qui voudra.


J-B.D.

article Le Fictionaute